8.1.11

la ville, un ensemble de définitions et de points de vue

Le mot ville renvoie à une longue histoire et sa signification a beaucoup évolué depuis ses origines. Étymologiquement, ville vient du latin villa, terme associé à l'univers champêtre et renvoyant à la maison rurale, la ferme, puis plus tard au lieu de villégiature, la maison de campagne. Ce n'est qu'à la fin du moyen âge que le mot ville va peu à peu s'imposer dans son acceptation moderne, celle d'une agglomération urbaine. Le terme urbain, qui vient lui-même du latin urbus, employé pour désigner un ensemble de maisons et d'édifices, est d'abord utilisé pour nommer l'habitant de la ville, mais sera également associé à l'urbanité, c'est-à-dire l'ensemble des « bonnes moeurs » que sont la politesse, le bon ton et le langage spirituel. De même, le latin civitas, qui envisage la ville comme entité politique, ensemble de citoyens, entretient des rapports étroits avec civilitas, qui désigne la qualité de citoyen ainsi que tout ce qui concerne la sociabilité, l'affabilité, bref, le « bien vivre ensemble ». Quiconque prétend vouloir faire partie de la civitas se doit de maîtriser les règles de civilité. Et de ce concept de civilité naîtra celle de civilisation : « la civilisation est l'adoucissement des moeurs, l'urbanité, la politesse, et les connaissances répandues de manière que les bienséances y soient observées et y tiennent lieu de lois de détail » (Mirabeau, cité par E. Benveniste in Problèmes de linguistique générale, éd. Gallimard, 1995). Quant au grec polis, il désigne autant la ville que l'espace propre à l'exercice de la politique, qui est l'art de régler les problèmes de la vie collective par la parole et l'action. La ville est donc une notion complexe qui revêt de multiples facettes, matérielles, sociales, politiques, géographiques, spirituelles...

Cette complexité est au cœur du projet Glooscap de l'artiste français Alain Bublex, amorcé en 1985. Le point de départ de ce projet fut le dessin d’une métropole américaine vue d’avion réalisé par l’artiste. Ce dessin va l'amener peu à peu à créer de toutes pièces une ville non pas utopique mais identique à toute métropole réelle, donc dotée d’une histoire : « Rapidement une convention s’installe: cette ville imaginaire ne doit pas être utopique, elle ne doit rien démontrer. Elle n’est pas une solution mais une imitation. Il s’agit d’imaginer une nouvelle, une autre ville, cohérente et incohérente comme toute ville façonnée par l’histoire. » *1

Glooscap sera donc une ville située au sud-ouest du Canada, près de la frontière américaine. A partir de là, Bublex va s’attacher à fournir des documents fictifs mais d’aspect authentique de l’existence de cette ville, à créer une archéologie simulée dans laquelle le spectateur deviendra une sorte de touriste se promenant à travers Glooscap. Alain Bublex crée l’histoire de la métropole depuis le XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui. Il en fait le premier établissement européen au Canada, retraçant par des documents l’arrivée des premiers pionniers et les guerres coloniales. Il retravaille aussi d’anciennes photographies pour créer de fausses archives et montre des photos du paysage tel qu’il est aujourd’hui.

L’artiste traite de tous les aspects de Glooscap, en étudiant le climat et les paysages, en montrant par des cartes l’évolution topographique du site et la création de nouveaux districts. Une vidéo prise à travers le pare-brise d’une voiture se présente au spectateur comme un témoignage, un souvenir du périple de l’artiste au travers de cette région à la fois imaginaire et réelle.

Car Glooscap présente toutefois un lien avec le réel : l’artiste est allé, en 1991, effectuer un relevé cartographique de la baie, et a effectué, en 1994, un séjour de quatre mois en Amérique du Nord pour y faire un inventaire des formes urbaines. Ce qui compte aux yeux de l’artiste est le fait que pour lui, « elle existe autant que n’importe quelle ville dans laquelle je ne me suis pas rendu.»*2

Ainsi, Alain Bublex a utilisé la photographie, créé des documents de planification urbaine, des documents historiques, géographiques, sociologiques... Par l'accumulation de ces documents, l'artiste cherche, en tentant de la recréer sous tous ses aspects, à comprendre ce qu'est la ville, qui se présente comme un tissu complexe dont les définitions varient selon le point de vue ou l'on se place.

Alors n'est-il donc pas nécessaire de faire un pas de côté pour définir la ville autrement ?

On peut se demander si il n'existe pas d'autres façons de l'appréhender, celle de l'écrivain, celle du poète ? C'est en tout cas ce que sous-entend Georges Perec dans son ouvrage Espèces d'espaces, à propos de la ville :

« Chasser toute idée préconçue. Cesser de penser en termes tout préparés, oublier ce qu'ont dit les urbanistes et les sociologues. »

C'est ce que Perec va développer dans Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, récit dans lequel il cherche, pendant trois jours, à décrire de la manière la plus précise possible – jusqu'à l'absurde – la place Saint-Sulpice dans ses moindres détails.

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