20.11.09

la rue M... (nouvelle)

nouvelle
expérience de lecture
mise en doute du récit, de la fiction et de sa cohérence
aller du lisible au visible
notion de labyrinthe
le texte n'est qu'un agencement de phrases
les phrases ne sont que des agencements de mots
les mots ne sont que des agencements de lettres
les lettres ne sont que des éléments (typo-)graphiques
interroger la nature intrinsèque du livre par le biais de la fiction

et maintenant, la nouvelle en question :


LA RUE M...

Vous cherchez la rue M...
Elle est là, vous le savez. Pas plus tard qu'hier (ou peut-être avant-hier), vous y étiez. Vous avez rendez-vous. Au 18. Où est-elle ?
Vous êtes sûr que c'est ici. Prendre la grande avenue (elle est déserte), tourner à gauche dans la ruelle, arriver sur une place (il y a une fontaine), prendre à droite, vous y êtes. Non.
Il n'y a pas de rue à droite, juste une rangée d'immeubles. C'était pourtant bien là, vous en êtes certain. Vous en mettriez votre main à couper. Une dame. Foulard avec motifs floraux autour de la tête. Dans les 75 ans. Grand imperméable couleur anthracite. Mi-bas couleur chair, petites chaussures à talons. Lunettes à double-foyer. Elle tient dans sa main droite un sac en plastique contenant une bouteille de lait. Excusez-moi, je cherche la rue M..., c'est bien par-ici, n'est-ce pas ? Ça ne lui dit rien. Ça fait pourtant plus de trente ans qu'elle vit dans le quartier, il n'y a pas de rue M..., vous devez faire erreur. Vous savez que c'est faux. Est-ce qu'elle ment ? Elle n'aurait aucune raison valable. Vous essayez de vous souvenir. La rue se trouve entre la petite épicerie et le tabac-presse. Il n'y a rien entre. Juste un mur en béton. Vous n'arrivez pas à y croire. Vous le touchez, comme pour vous assurer de son existence. Ce n'est pas du béton, c'est du papier peint. Un même motif répété. Vous retournez vers le rocking-chair, le parquet craque sous vos pas. Vous allez vous asseoir. Vous vous asseyez. Vous êtes assis. Vous étiez assis. Maintenant vous êtes debout à la fenêtre. Vous regardez la ville. Les rues, les avenues, les quartiers, les immeubles semblent s'agencer selon des nécessités qui leur sont propres, par pur souci de rythmes, de variations, de composition. Dans deux phrases, le téléphone va sonner. Vous attendez. Le téléphone sonne. Allo. Rendez-vous dans une heure au 18 de la rue M... Aucun problème. Il n'y a pas de rue M... Peut-être êtes-vous devenu fou. Juste un mur en béton. Vous contournez le rocking-chair. Vous contournez la fontaine. Vous quittez la pièce. Tout est fermé, même le tabac-presse. Il n'y a pas d'eau qui coule à cette époque de l'année. C'est surement dans un autre quartier. Tout se ressemble ici. Il faut trouver un plan de la ville. Aucun problème. Vous raccrochez le combiné. Vous ne voulez pas être en retard au rendez-vous. C'est dans le centre-ville. Vous marchez, vous prenez le bus, la voiture, à moins que ce ne soit le vélo. Non. Vous n'aimez pas le vélo. De toute façon vous n'en avez pas. Qu'importe. Vous vous trouvez dans le centre-ville. Prendre la grande avenue. Il y a une manifestation. Environs 357 personnes. Vous n'en saisissez pas le but. Vous n'arrivez pas à lire les banderoles. Tourner à gauche dans la ruelle, arriver sur une place (il y a une fontaine), prendre à droite, vous y êtes. La rue part de la place, elle est située entre une petite épicerie et un tabac-presse. Vous êtes dans la rue M... Il pleut. Il y a des cartons dans la rue. Vides. Un chat de gouttière. Il est roux et tigré. Une porte s'ouvre et une dame en sort avec un bol de lait. Elle s'accroupit péniblement. Minou minou. Le chat arrive en trottinant, la queue en l'air. Il lape le lait. La dame porte un foulard avec motifs floraux sur la tête. Dans les 75 ans. Grand imperméable couleur anthracite. Mi-bas couleur chair, petites chaussures à talons. Pas cette fois. Elle porte un vieux peignoir rosâtre et des pantoufles à carreaux. Elle a des bigoudis dans les cheveux. Certains sont verts, d'autres bleus. Elle ne porte pas de bigoudis. Elle n'en a d'ailleurs jamais mis. Ses lunettes à double-foyer glisse régulièrement le long de son nez, si bien qu'elle est obligée, tout aussi régulièrement, de les réajuster en exerçant une légère pression de l'index sur la zone située entre les deux verres. Le chat est parti, la vieille dame aussi. Vous êtes seul dans la rue. 12, 14, 16, 18, vous y êtes. Vous avez sonné, on vous a ouvert. Il n'y a personne dans l'immeuble, la porte est verrouillée. D'ailleurs, personne n'est venu vous ouvrir. Vous vous êtes peut-être trompé dans la date. De toute manière ça n'a pas d'importance, vous n'arrivez pas à trouver la rue. Le plan est incompréhensible. Vous êtes ici. Bon. La grande avenue est à nouveau déserte. Il y a plein de papiers par-terre, des tracts. Il s'agit des restes de la manifestation. Le chat roux et tigré semble jouer avec certains bouts de papier, sa patte antérieure gauche tente d'attraper un de ces bouts. Dès qu'il se rapproche, le morceau s'envole et le chat lui court après. Vous ramassez un des morceaux de tract. Il est de couleur jaune, un jaune fluorescent. La pluie a quasiment effacé tout ce qui était imprimé. Vous arrivez cependant à déchiffrer quelques mots, écrits en capitales : CELA NE PEUT PLUS DURER. Soit. Vous êtes chez vous, assis dans votre rocking-chair. Il est près de la fenêtre. La ville se rapproche et s'éloigne au rythme de vos balancements.

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