Une analyse qui se veut objective, scientifique ne propose qu'un regard partiel sur la ville. Certes, elle nous renseignera sur le nombre d'habitants au mètre carré, les activités culturelles, sociales et politiques, ou encore les évolutions architecturales, mais que va-t-elle nous dire à propos de la ville vécue par ses habitants, telle qu'ils la ressentent consciemment ou non ? Pour comprendre ce qu'est la ville, une méthode empirique et vécue apporte un nouvel éclairage, plus sensible, qui en fait un territoire vivant, apte à une nouvelle appréhension.
La pratique de l’inventaire poussé jusqu’à l’absurde, chère à Perec, peut être un bon commencement pour appréhender cette nébuleuse. Écrire, lister, dessiner ce qu’on l’on voit à chaque coin de rue, que ce soit insolite, curieux ou banal. Chercher dans le fragment pour révéler le tout. Collecter des détails, des ambiances et par là même, saisir l'insaisissable. Autant de moyens pour chercher ce qui fait et ce qu'est la ville, au-delà de toute tentative de définition. Pour se faire, plusieurs moyens sont à disposition de celui qui se voudrait observateur de la ville, qu'il en soit extérieur ou qu'il y habite : le texte, la photographie, le croquis, la vidéo... autant de possibilités de prise de notes ayant chacune leurs particularités.
Le texte, c'est l'expression fixée de la pensée par le langage, les mots viennent, s'assemblent et font sens. La photographie permet de capter un angle de vue précis de la réalité et la restitue avec une relative exactitude. La vidéo quant à elle augmente cette restitution via le son et l'écoulement du temps. Le croquis enfin, perd en exactitude ce qu'il gagne en sensibilité, de plus son pouvoir de synthèse révèle l'essentiel en quelques traits, inscrit uniquement ce qu'on souhaite mettre en évidence et laisse de côté le superflu. Cette pratique de la prise de notes permet au final de baliser un peu le terrain pour ne pas s'égarer. Certains artistes ont quant à eux expérimenté la ville avec leur propre corps, comme Valie Export qui, dans les années 1970, se sert de son corps pour épouser les contours d'éléments urbains (escaliers, coin de rue...) pour en révéler les détails.
Une autre pratique inhérente à la collecte d'information est la marche. On se promène, on déambule à la recherche d'éléments marquants, bien qu'ordinaires, on s'arrête, on repart, on tourne dans cette rue... ou plutôt non, dans celle-là. On se laisse porter, attiré par telle ou telle ambiance. Dans les années 1950, Gil Wolman et Guy Debord développent les notions de dérive, cette « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées », et de « psychogéographie », définies comme l'étude « des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus », concepts à l'origine de la création, en 1957, de l'Internationale Situationniste.
Véritable entreprise de « désœuvrement », la dérive faire art, non par le biais d'objets concrets, finis et exposés, mais par une attitude, un comportement, une façon de vivre et d'expérimenter la réalité de manière plus intense. La dérive, la marche apparaissent ici comme outils poétiques de construction de situations ouvertes à travers l'espace urbain afin d'en refaire la découverte, de rencontrer de manière fugitive diverses atmosphères. Le but étant de se réapproprier la cité en s'opposant à la rationalisation de la métropole moderne, en sortant du circuit normalisé et imposé du déplacement urbain pour un déplacement chaotique, improvisé et donc hors de contrôle.
Cette pratique de la dérive se posait comme critique virulente de l'urbanisme et de l'architecture fonctionnaliste de son temps et aura une influence durable sur tout ceux qui, artistes ou architectes, ont cherché à comprendre la ville par le biais de l'expérience sensible. Ainsi, puisant ses sources dans les thèses situationnistes, le collectif italien Stalker organise depuis 1995 des dérives urbaines à travers les zones abandonnées des villes comme les friches, les terrains vagues ou les entrepôts en ruine. Pour eux, la ville contemporaine n’est pas simplement une surface quadrillée, elle comprend des zones d’ombre, des aires marginales et abandonnées. Ces « territoires actuels », comme ils les appellent, ont un devenir autre, un devenir à imaginer. Les parcours qu’ils effectuent, leurs traversées, permettent de connaître le territoire par l’expérience directe et par la marche. Comme le souligne Thierry Davila, auteur de l'ouvrage Marcher, créer, « la marche est une avancée vers l’inconnu, l’inexpérimenté, l’inhabité ; la marche suit le cours de l’expérience ». En d’autres termes, l’expérience appelle toujours au devant d’elle-même d’autres expériences.
« Marcher : outil critique pour découvrir l’inconscient de la ville, pour connaître un territoire et ensuite l’interpréter symboliquement, pour faire un dessin d’un lieu en faisant évidentes les frontières intérieures de la ville et donc ses zones pour faire de l’architecture et du paysage. Poètes, philosophes et artistes ont réactivé la marche : ils peuvent voir l’inexistant et en sortir quelque chose. (...) Stalker invite tous les citoyens à la transurbance, à retrouver le voyage et la découverte à l’intérieur de la ville, à être pour une fois voyageurs et pas simplement touristes, à retrouver les faits réels de la ville, à ne pas réduire ses horizons à la sélection des guides touristiques, à voir le potentiel du quotidien urbain. »
Gilles A. Tiberghien, extrait du texte La ville nomade / Transurbance, preface au livre Walkscapes de Francesco Careri, éd. G. Gili, 2002
Il faut donc questionner cette pratique de la marche, de l'itinéraire. L'important n'est ni le départ ni l'arrivée mais le chemin parcouru. Varier les itinéraires, chercher les chemins tortueux, détournés, jusqu'à se perdre, ressentir l'ivresse de l'incertitude, découvrir des choses qu'on n'avait jamais vu avant, se surprendre... Épuiser le trajet autant que ses jambes, à l'instar du poète Jacques Réda parcourant Paris en quête des 135 médaillons de bronze de l'Hommage à Arago, disséminés sur le sol parisien par l'artiste Jan Dibbets, qui se superposent au tracé invisible du Méridien de Paris, ou encore Francis Alÿs qui fait de la marche son outil privilégié pour questionner l'espace urbain et révéler ses singularités.
Ainsi, depuis plus d'un demi-siècle, de nombreux artistes se sont penchés sur la question de l'espace urbain et de sa réappropriation. Dès 1950, le lettriste Isidore Isou contestait l'architecture fonctionnaliste de son époque et souhaitait la transformation des éléments de construction selon la volonté des habitants : « l'espace urbain deviendra l'œuvre des usagers eux-mêmes ou bien il deviendra inacceptable ». Ses théories influenceront d'ailleurs fortement les thèses de Wolman et Debord. Poursuivant le rêve d'une réappropriation subjective de l'espace urbain, l'artiste et architecte italien Ugo La Pietra fait de la ville son objet privilégié d'expérimentations. L'un de ses projets les plus emblématiques, troublant de simplicité et d'efficacité, est son Commutateur, un dispositif à la forme élémentaire : deux planches de bois reliées en leurs sommets par des gonds et formant un angle modulable. L'utilisateur est invité à s'étendre le long d'un des pans inclinés afin d'observer le monde « sous un autre angle ». En déplaçant son centre de gravité, le corps accède à de nouvelles perceptions et permet à l'utilisateur de se ré-approprier symboliquement l'espace urbain. La Pietra définira lui-même cet objet comme un « instrument de décryptage et de proposition » apte à donner une lecture plus profonde du territoire.
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