1.3.11
ce sont des choses qui arrivent
Samedi 11 décembre 2010, une journée comme les autres à Orléans, sur la place du Châtelet... Les gens vont et viennent, ils s'affairent pour noël, passent d'un commerce à l'autre, d'une rue à l'autre. Rien de spécial. Certains vont cependant se demander : « c'est qui cette fille debout sur un banc ? Elle attend quoi ? », puis reprennent leur route. D'autres vont la voir, subitement, sortir un de ces jouets pour enfant qui fait des bulles, et souffler dedans. Elle le rebouche et attend de nouveau, sans rien faire, sans rien dire, pendant que les quelques bulles apparues éclatent progressivement et disparaissent.
Un passant marche sans regarder et manque de piétiner deux dés en bois qui viennent d'être jetés devant lui. Ah, tiens ! Il y a un type assis par terre qui joue aux dés ! Le passant ne s'en rendra surement pas compte, mais ce même joueur, systématiquement, note quelque chose sur un papier après les avoir lancé, et recommence la même opération encore et encore.
Cette femme assise à la terrasse du café, elle, l'aura vu. De même qu'elle a vu un avion en papier lancé d'une fenêtre pour atterrir, de façon chaotique, au sol. Son regard avait déjà été attiré par quelque chose, quelques minutes auparavant, mais c'était passé trop vite. Maintenant c'est le troisième qu'elle voit jaillir de cette fenêtre. Amusant, mais pourquoi ? Elle finira par rentrer chez elle sans s'être rendue compte du lien entre le joueur de dés et l'avion. De même, elle ne prendra pas la peine d'en ramasser un qui, une fois déplié, révèle un plan dessiné à la main de la place du Châtelet, avec l'indication de différents emplacements. Elle se serait peut-être aperçue qu'une des indications renvoie à l'immeuble d'où sont lancés les avions. Et, par déduction, elle aurait vu que les autres indications désignent, eux, les emplacements du joueur de dés et de cette jeune femme debout et immobile sur un banc. Peut-être n'aurait-elle pas compris, cependant, la nature de ce tracé circulaire en tirets, qui fait le tour de la place...
Cet adolescent qui attend depuis dix minutes, bien que ne s'étant aperçu ni des avions, ni du joueur, ni de la fille aux bulles, a remarqué, lui, un étrange manège. Il y a cet homme et cette femme qui font le tour de la place depuis plusieurs minutes déjà. Ils marchent chacun dans la direction opposée de celle de l'autre. Au début il n'y avait prêté aucune attention, mais au fur et à mesure, il est passé d'un « je ne les ai pas déjà vu tout à l'heure ? » à « mais qu'est-ce qu'ils font, ils tournent en rond ou quoi ? ». Il s'apercevra finalement qu'à un endroit fixe, arbitraire, chacun des deux marcheurs s'arrêtent, prennent une photo, et repartent. Leur qualité de photographes ne lui a pas sauté aux yeux tout de suite (il y a beaucoup de monde sur la place, et il n'a pas que ça à faire de regarder les mêmes gens passer encore et encore), mais la nuit tombant, son regard a été attiré par les flashs des appareils. Finalement, son ami arrive. Il quittera la place avec lui et oubliera presque instantanément l'intérêt qu'il a porté à ce manège dont il n'a d'ailleurs pas saisi le sens, son intérêt n'ayant été motivé que par le seul ennui lié à l'attente.
Finalement, peu se rendront compte, ce jour-là, de l'ensemble de ces micro-événements, noyés dans la foule. Encore moins sont ceux qui se seront aperçus qu'ils participaient d'une même proposition.
Des actions indépendantes et simultanées, à l'image de la vie en ville, où plein de choses se passent en même temps, dans une dynamique constante, sans que personne n'ait de vision globale de tout ce qui a lieu partout, à chaque instant.
On peut dès lors s'interroger sur la nature de telles propositions qui, par leur quasi-invisibilité, ne répondent pas aux critères de ce que l'on attend de l'art, à savoir quelque chose de visible et de clairement identifié.
Ce travail participe donc ce que le critique d'art Stephen Wright appelle « un art à faible coefficient de visibilité ». Ce type de pratiques posent problème pour les autorités artistiques et culturelles, ainsi que pour la conception dominante de ce qu'est l'art et de comment il doit être perçu. En effet, un art qui n'est pas visible « échappe à tout contrôle, à toute prescription, à toute réglementation, en somme à toute police ».
L'intérêt de ce genre de pratiques est peut-être là : créer des interstices de liberté, à la fois poétique et politique, qui viennent enrayer la mécanique trop bien huilé des paradigmes de notre société.
(Texte publié dans Ville Bis n°1, 14 avril 2011)