C'est à partir d'un projet réalisé en 2009 sur le passage-piéton qu'est né chez moi l'envie de travailler sur la ville et sa ré-appropriation. Qu'est-ce qu'une ville ? Comment la définir et en faire une base de recherches et de travail ? Si on veut l'observer de manière objective, la ville est un ensemble d'immeubles, de monuments, d'institutions, de rues, d'avenues, de boulevards, de carrefours, de trottoirs, de signalisations, de moyens de transport... La liste peut continuer encore longtemps. Si on en croit le géographe français Pierre George, une ville est « un groupement de populations agglomérées caractérisé par un effectif de population et par une forme d'organisation économique et sociale ». On peut même aller plus loin et en donner une définition plus précise comme celle lue sur wikipédia :
« unité urbaine étendue et fortement peuplée (dont les habitations doivent être à moins de 200 m chacune, soit 2000 habitants) dans laquelle se concentrent la plupart des activités humaines : habitat, commerce, industrie, éducation, politique, culture. Le seuil à partir duquel on parle de ville varie selon les époques et les pays. Les statistiques des Nations unies montrent les différences de seuil entre les instituts nationaux de statistiques. Si en France ou en Allemagne, le seuil est de 2000 habitants agglomérés, il est au Danemark de 200, au Canada de 1000, aux États-Unis de 2 500, en Suisse et en Espagne de 10000, au Japon de 50000. Les Nations unies se réfèrent quant à elles au seuil de 20 000 habitants. »
Soit. Mais n'est-il pas nécessaire, en faisant pas un de travers, de définir la ville autrement ? C'est en tout cas ce que nous conseille Georges Perec dans son livre Espèce d'espace, à propos de la ville :
« Chasser toute idée préconçue. Cesser de penser en termes tout préparés, oublier ce qu'ont dit les urbanistes et les sociologues [et wikipédia ? N.d.t]. »
Alors quoi ? Peut-être une approche plus personnelle, sensible, ne serait pas dépourvu d'intérêt, malgré tous les risques inhérents à la subjectivité. La pratique de l'inventaire poussé jusqu'à l'absurde, cher à Perec, peut être un bon commencement pour appréhender cette nébuleuse. Ecrire, lister, dessiner ce qu'on l'on voit à chaque coin de rue, que ce soit insolite, curieux ou banal. Chercher dans le fragment pour révéler le tout. Se promener, observer, noter, ressentir... Autant de moyens pour chercher l'essence de ce qui fait, de ce qu'est la ville. Et c'est après cette phase de simple appréhension d'une réalité donné que se dessine l'étape suivante, l'action, ou comment agir sur cet environnement pour se le ré-approprier. Cette réflexion soulève, donc, la problématique de l'intervention en espace urbain. De quelle nature ? La piste de l'intervention artistique semble riche en solutions proposés, et n'a pas à se préoccuper des problèmes techniques, administratifs et budgétaires qui pèsent sur un projet urbaniste ou architectural. L'intervention artistique peut être spontanée, discrète et hors du système économique, sans pour autant perdre de son impact conceptuel et sensible. Elle est par ailleurs détachée de toute contrainte utilitaire.
Lorsqu'un artiste fait une intervention dans la rue, on peut juste à passer à côté sans s'y intéresser, ou bien répondre à la proposition de l'artiste et par-là même devenir acteur de la situation. Un changement de perception s'opère, grâce à la démarche de l'artiste qui revêt toujours, l'air de rien, une dimension didactique. L’intervention artistique modifie la vision d'un lieu et le dynamise. Il permet au passant de parcourir la ville comme un territoire vivant sur lequel il peut avoir une incidence. La proximité des interventions dans l'espace public fait de l‘artiste-intervenant un être impliqué dans son environnement social en créant un lieu générateur de sensations et de réflexion.
Depuis plus d'un demi-siècle, de nombreux artistes se sont penchés sur la question de l'espace urbain et de sa ré-appropriation. Ainsi, dès 1950, le lettriste Isidore Isou contestait l'architecture fonctionnaliste de son époque et souhaitait la transformation des éléments de construction selon la volonté des habitants : « l'espace urbain deviendra l'œuvre des usagers eux-mêmes ou bien il deviendra inacceptable ». Ses théories vont influencer les thèses de Gil Wolman et Guy Debord sur la dérive, cette « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées », et la « psychogéographie », définies comme l'étude « des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus ». Ces concepts seront d'ailleurs la base des théories situationnistes. On peut d'ailleurs citer dans ce cadre le New Babylon de Constant, un projet utopique de ville mobile et suspendue ou les habitants vivraient en nomade, sans domiciles fixes, conçu en 1959.
Poursuivant le rêve situationniste d'une ré-appropriation subjective de l'espace urbain, l'artiste et architecte italien Ugo La Pietra fait de la ville son objet privilégié d'expérimentations, détournant et réinterprétant par exemple le mobilier urbain pour en faire des « structures de service pour l'espace domestique ». Mais l'un de ses projets les plus emblématiques, effarant de simplicité et d'efficacité, est son Commutateur, un dispositif à la forme élémentaire : deux planches de bois reliées en leurs sommets par des gonds et formant un angle modulable. L'utilisateur est invité à s'étendre le long d'un des pans inclinés afin d'observer le monde « sous un autre angle ». En déplaçant son centre de gravité, le corps accède à de nouvelles perceptions et permet à l'utilisateur de se ré-approprier symboliquement l'espace urbain. La Pietra définira lui-même cet objet comme un « instrument de décryptage et de proposition » apte à donner une lecture plus profonde du territoire. Ce même rapport à la ville puisant ses sources dans les thèses situationnistes se retrouve chez le collectif italien Stalker. Depuis 1995, ils organisent des dérives urbaines à travers les zones abandonnées des villes comme les friches, les terrains vagues ou les entrepôts en ruine. Pour eux, la ville contemporaine n’est pas simplement une surface quadrillée, elle comprend des zones d’ombre, des aires marginales et abandonnées. Ces « territoires actuels », comme ils les appellent, ont un devenir autre, un devenir à imaginer. Les parcours qu’ils effectuent, leurs traversées, permettent de connaître le territoire par l’expérience directe et par la marche. Comme le dit Thierry Davila, auteur de l'ouvrage Marcher, créer, « la marche est une avancée vers l’inconnu, l’inexpérimenté, l’inhabité ; la marche suit le cours de l’expérience ». En d’autres termes, l’expérience appelle toujours au devant d’elle-même d’autres expériences.
Depuis les performances dans la rue de Ben Vautier, les textes installés in situ de Lawrence Weiner et Jenny Holzer, jusqu'aux interventions discrètes de Didier Courbot, l'espace public en général va devenir, à partir des années 1960 et jusqu'à aujourd'hui, le terrain privilégié d'un certain nombre d'artistes. On peut ainsi penser aux performances de Valie Export qu'elle réalise dans les années 1970 où elle se sert de son corps pour épouser les contours d'éléments urbains (escaliers, coin de rue...), faisant littéralement corps avec la ville pour en révéler les détails. De même, les spectaculaires « emballages » de Christo qui, en recouvrant jusqu'à des monuments entiers d'une bâche opaque, réactualise le regard des passants sur des architectures qu'ils ne voient plus. C'est donc paradoxalement par l'occultation de l'objet que Christo attire notre regard sur celui-ci alors que visible, on n'y perte quotidiennement aucune attention.
Il y a une dimension fondamentalement éphémère dans l'intervention, d'où le problème de sa restitution. Comment laisser trace ? Le témoignage devient photographie, vidéo, affiche, objet éditorial. Ces supports ont autant d'importance que l'action elle-même puisqu'ils prouvent son existence et peuvent eux-même être redistribuer dans l'espace public, prolongeant ainsi les effets de l'intervention initiale. L'un des pionniers dans la restitution d'œuvres éphémères par le biais de la photographie et de la publication est évidemment l'artiste Richard Long, figure emblématique du Land Art. Qu'y a-t-il en amont et en aval d'une action limitée dans le temps ? Encore une fois, le travail de Long, comme celui de Christo, est intéressant. Ce n'est pas seulement l'emballage du Pont-Neuf qui compte mais également les croquis préparatoires, les notes, le dossier de présentation du projet. De même, après l'intervention, il y a les photographies qui en témoignent, leur publication... C'est tout le champ de l'archivage et de la diffusion qui entrent en jeu, car plus qu'une restitution, ils font partie intégrante du projet. De cet archivage, certains en ont fait leur œuvre. C'est le cas de Céline Duval qui constitue depuis plusieurs années un fonds iconographique de sources variées : photos de presse, publicités, images de mode découpées dans les magazines photos d’amateurs, cartes postales couleurs, trouvées aux puces ; ainsi que ses propres photos. Cette documentation est la base de la réalisation d’un ensemble d’éditions et de cahiers d’images, révélateurs de stéréotypes photographiques. De même, il est intéressant d'étudier le genre de la publication d'artiste (revues, livres). Cette pratique se développe au cours des années 1960 dans un contexte critique à l’égard des institutions artistiques, et se proposait entre autre d'être une alternative aux galeries et aux institutions muséales, devenant un nouvel espace d'exposition. Jérôme Dupeyrat, dans son article Revues d'artiste. Pratiques d'exposition alternatives / Pratiques alternatives à l'exposition, publié en février 2010 dans un hors-série de la revue 2.0.1, cite notamment le cas du bulletin Art & Project :
« De 1968 à 1989, la galerie Art & Project à Amsterdam, dirigée par Geert van Beijeren et Adriaan van Ravesteijn, a édité 156 numéros d’un bulletin gratuit ayant acquis aujourd’hui une reconnaissance historique. Ces Art & Project Bulletin se présentent sous la forme d’un feuillet double (dans la très grande majorité des cas de format A3 plié en deux en un livret A4), dont l’un des volets servait à annoncer les expositions de la galerie – faisant office en cela de carton d’invitation – les trois autres étant confiés à un artiste pour une création originale. Investis tour à tour par Gilbert & George, Lawrence Weiner, Richard Long, Hamish Fulton, Sol LeWitt, Hanne Darboven, et tant d’autres, chacun était imprimé à environ 800 exemplaires. Près de la moitié était diffusée par voie postale alors que les autres étaient mis à disposition du public dans la galerie. »
Véritable lieu d'exposition, ce bulletin faisait en même temps office de catalogue et d'archives d'œuvres. La publication a donc, dans sa nature-même une ambivalence quant à sa fonction. C'est cette ambivalence qu'il reste à explorer.